L’installation-
performance Failure
de Jérôme Bertrand:
de la prothèse à l’existence augmentée
Martin Nadeau
photographique intitulée III, par
laquelle Jérôme Bertrand explorait
les confins du transhumanisme
cybernétique en présentant
des portraits statufiés de cyborgs
rafistolés, disloqués, Failure
provoque une réflexion sur les
limites de la réparation de corps
humains diminués. Deux volets
principaux composent Failure,
accompagnés de bout en bout
d’une trame sonore percutante 1.

Au premier plan de cette installation-performance figure l’artiste agenouillé, demi-nu, le dos au public. Ce dos nu fait office d’écran sur lequel sont projetées des diapositives illustrant un répertoire de maladies épidermiques. Le défilé saccadé de ces photos-diapositives évoque le regard froid, statistiques en main, que jette le monde médical sur les corps humains. Au fil du diaporama, le dos ressemble également à une surface de chair tatouée de formes abstraites.
Au-delà de sa fonction de support à la représentation de ces diapositives, il faut insister sur l’aspect métaphorique de la posture de l’artiste. Celui-ci tourne le dos en signe de récusation, d’une part, à la chair humaine meurtrie, fragilisée par la maladie. D’autre part, l’artiste tourne le dos à la technologie analogique ancienne, celle du projecteur de diapositives caractérisé par le ronronnement du ventilateur de refroidissement et, surtout, par son éclat lumineux, blafard, propre
à l’ampoule incandescente diffusant des couleurs de tonalité chaude, du jaune au rouge.
À l’arrière-plan, sur un grand écran, la posture agenouillée del’artiste suggère, au contraire du rejet de la chair humaine et de la technique analogique, une prosternation contemplative face à la technique numérique et cybernétique.
Le projecteur numérique se caractérise quant à lui par le silence de son fonctionnement et les teintes bleutées, de tonalité froide, du rayonnement de l’ampoule de type DEL. Un montage cinématographique intitulé «Et si c’était vrai» présente des extraits vidéo, glanés sur la Toile, qui font la promotion de prothèses biotechniques greffées sur des corps humains mutilés. La première séquence montre un alpiniste qui tente de se dépasser par l’ascension d’une montagne lui promettant un point de vue étonnant.
Par gradation, environ à mi-chemin de ce montage d’une durée de treize minutes, les corps humains disparaissent de l’écran au profit de représentations de robots, parfois inquiétantes, notamment lorsqu’elles sont issues des laboratoires de la firme Boston Dynamics. Celle-ci en effet s’est vu octroyer des contrats de développement robotique à usage militaire et, quoique les représentations du montage «Et si c’était vrai» en soient dépourvues, elle pose implicitement la question du renoncement à notre humanité dans la quête de l’efficacité absolue, que ce soit sur le plan militaire ou bien capitaliste – les deux d’ailleurs
souvent complémentaires, même si le «père» de la cybernétique lui même a prononcé des mises en garde éloquentes contre les liaisons dangereuses pouvant être tissées entre les nouvelles technologies et les profiteurs du marché capitaliste.
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NORBERT WIENER
Dans un premier livre intitulé Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine, puis dans Cybernetics and Society:
The Human Use of Human Beings, Norbert Wiener a conçu une méthode comportementale d’étude dans la perspective d’engendrer un gouvernement unique de la planète, puisque les hommes et les systèmes politiques s’avèrent selon lui incapables et ineptes à assumer la gestion des sociétés à l’échelle mondiale 2.
À la différence toutefois de bien des technolâtres d’aujourd’hui, Wiener s’opposait à l’idée que les informations puissent être appréhendées comme des marchandises assujetties aux lois du marché. Wiener mérite d’être cité longuement, car sa pensée, en 1948, fait preuve d’une lucidité admirable quant à la méfiance qu’il cultive face aux profiteurs du marché :
Il ne peut être bon pour ces nouvelles potentialités [de la technique] d’être établies dans les termes du marché, de l’argent qu’elles permettent d’économiser ; et ce sont précisément ces termes du marché ouvert, la «cinquième liberté», qui sont devenus l’étendard de cette partie de l’opinion américaine représentée par la National Association of Manufacturers et le Saturday Evening Post.
Je dis l’opinion américaine car c’est celle que je connais en tant qu’Américain, mais les profiteurs ignorent les frontières 3.
Il est connu par ailleurs que le père de la cybernétique s’affichait, après la guerre, ostensiblement hostile à l’asservissement de la science par les complexes militaro-industriels. À l’instar d’un Albert Einstein ayant publiquement exprimé son mea culpa après Hiroshima et Nagasaki, Wiener s’est présenté comme un scientifique rebelle dans un article de la revue Atlantic Monthly en décembre 1946. Il y déclinait publiquement l’offre d’un ingénieur de Boeing lui ayant proposé sa collaboration
pour le perfectionnement du guidage des missiles, ce qui avait été une importante contribution de Wiener à l’effort de guerre américain au cours de la Seconde Guerre mondiale 4.
J’insiste sur la critique que Wiener formule à propos de la supposée main invisible du marché, selon Adam Smith, soit une idéologie économique qualifiée ici à la fois de «simpliste» et d’«article de foi» : Selon une croyance, courante dans de nombreux pays et élevée au rang d’un article de foi officiel aux États-Unis, la libre concurrence serait en elle-même un processus homéostatique : dans un marché libre, l’égoïsme individuel des hommes d’affaires cherchant chacun à vendre aussi cher que possible et à acheter au prix le plus bas résulterait en une dynamique des prix stable, favorisant le plus grand bien commun. À cela s’associe la perspective très réconfortante selon laquelle l’entrepreneur individuel, en cherchant à favoriser son intérêt propre, serait en quelque sorte un bienfaiteur public et aurait mérité les largesses dont le récompense la société. Malheureusement, la réalité telle qu’elle est contredit cette théorie simpliste 5.
Je le cite encore davantage afin de relever l’arrogance des technolâtres,
comme les actionnaires de contrôle de Google, qui se réclament de lui
comme d’un père spirituel :
Le marché est un jeu, qui a d’ailleurs son simulacre familial avec Monopoly. Il est donc strictement sujet à la théorie générale
des jeux, développée par Von Neumann et Morgenstern. Celle-ci est basée sur l’hypothèse que chaque joueur à chaque
étape, en fonction de l’information dont il dispose, joue conformément à une stratégie parfaitement rationnelle, qui l’assure
de pouvoir obtenir les plus grands gains possibles à la fin de la partie. Voilà. le jeu du marché tel qu’il se déroule entre
des opérateurs parfaitement rationnels et totalement impitoyables 6.
Wiener conclut ce passage en mettant en relief la filouterie et la mesquinerie qui règnent dans le jeu des affaires capitalistes
et des guerres qui les poursuivent :
Les joueurs individuels sont amenés par leur propre cupidité à former des coalitions ; mais celles-ci ne s’établissent en général pas elles-mêmes de façon unique et déterminée, et finissent habituellement dans un bourbier de trahisons, retournement de veste et tromperie, image tellement conforme à la vie des affaires et à celles, étroitement liées, de la politique, de la diplomatie et de la guerre. À long terme, même le magouilleur le plus brillant et le plus dénué de scrupules doit s’attendre à la ruine ; et en supposant que lui et ses pareils se fatiguent de tout cela et décident de vivre en paix les uns avec les autres, la plus belle part reviendra à celui qui saisira le moment opportun pour rompre l’arrangement et trahir ses
compagnons. Il n’y a là aucune homéostasie. […]
Nous sommes plongés dans des cycles de croissance et de crise économique, les successions de dictatures et de révolutions, les guerres que tout le monde perd, qui illustrent à plus d’un titre les temps modernes 7.
DE LA CHALEUR DE LA CHAIR HUMAINE À LA FROIDEUR
DE L’EXCROISSANCE TECHNOLOGIQUE
Les précédentes mises en garde de Wiener permettent d’approfondir les sens de l’installation Failure, dans les différents degrés de son déroulement, y compris la trame sonore, intitulée fort pertinemment «Un Regard froid», du musicien Frédérick Maheux. Celle-ci donne à entendre, imperturbable face aux deux registres de projection, analogiques et numériques, des distorsions bruitistes de style noise.
à la galerie Erga, à Montréal, en 2017. En 2019,
la série de photographies Ill et l’installation-performance
Failure ont été juxtaposées
à la galerie Voix visuelle, à Ottawa. En 2020,
Jérôme Bertrand a réitéré cette performance-installation
dans son propre studio, devant
un public limité en raison du confinement.
La trame musicale de type noise, Un Regard
froid, est composée par Frédérick Maheux.
2 Cf. Philippe Breton, Une histoire de l’informatique,
Seuil, 1987, p. 140. Il est rappelé que
cette méthode comportementale d’étude
a été développée par Wiener aux c.t.s
d’Arturo Rosenblueth et de Julian Bigelow,
un ingénieur américain qui a été l’assistant
de Von Neumann. Je rappelle que le terme
cybernétique a été forgé par Wiener à partir
du mot grec kubernetes qui veut dire «pilote»
ou «gouvernail». La première occurrence
du terme cyberespace figure quant à elle dans
le roman Neuromancer de William Gibson,
publié en 1984.
3 Norbert Wiener, La cybernétique : information
et régulation dans le vivant et la machine, Seuil,
2014 (1948), p. 93.
4 Cf. id., “ A Scientist Rebels», ibid., p. 16.
5 Ibid., p. 284.
6 Ibid., p. 285.
7 Ibid.
p. 118: Jérôme Bertrand, performance-installation Failure
Photo : Luc Desjardins.
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Dans le cadre de l’édition 2002 du Festival d’été de Québec (FEQ), l’artiste multidisciplinaire Jérôme Bertrand fût recruté par le groupe Cacahuète (France) pour participer à une série de performances se déroulant rue St-Jean, artère principale de la Vieille-Ville.
Les artistes participants devaient élaborer une mise-en-scène se distinguant de l’habituelle atmosphère touristique du festival. Il pouvait s’agir d’une critique sociale,ou autre, destinée à perturber l’attention des spectateurs pour les amener à percevoir et réfléchir à une problématique déterminée par l’artiste. Innovantes ou sarcastiques, voire même parfois à la limite du bon goût, les diverses prestations ne laissaient aucun public indifférent.
Jérôme Bertrand avait investi l’intérieur d’une vitrine de linge de la boutique San Francisco , une griffe de Mode pour femme. Son corp svelte adolescent lui permettait aisément de se substituer à la place d’un mannequin, habillé pour l’occasion en danseuse de Flamenco, tournant dos aux passants qui l’observaient depuis le trottoir et la rue devenue piétonne. Une petite affiche, scotchée en vitrine, disait: Attention, cette femme “va se mettre à poils”. Le simple déhanchement de l’artiste, ainsi transformé, suggérait qu’il y aurait à voir, incessamment!
Avec une lenteur intrigante, le performeur se retournait face à son public, tenant en main un large éventail ne laissant paraître que ses yeux maquillés, cadrés par de longs cheveux noirs. Certains de ses regards, délibérément dirigés vers l’un ou l’autre des spectateurs, réservaient un clin d’oeil sensuel aux hommes les plus costauds… et intrigués.
Une fois la tension sexuelle bien installée dans cette ambiance se prêtant au jeu, c’est avec un mouvement plein de grâce que Jérôme Bertrand abaissait l’éventail… découvrant alors moustache et barbe bien fournies, au grand dam et désarroi des spectateurs bernés. Rires et hochements de la tête fusaient, ça et là, parfois même un cri qui donnait à la scène une fin pleine d’émotions. Les passants reprenaient par la suite leurs déambulations, et Jérôme sa pose, pour un autre auditoire, répétant son stratagème présenté au long du week-end.
Les mœurs étant différentes à cette époque, l’artiste exprimait les balbutiements d’une nouvelle ère où les genres seraient, plus tard, remis en question. Avec une proposition qui s’annonçait lubrique, Jérôme a su capter l’attention de son public et tenir en haleine les passants ne s’attendant pas à voir leurs espoirs éteints par une généreuse pilosité faciale. Moment de confusion pour certains, ou peut-être brèche dans l’esprit.. qui aura su faire son chemin jusqu’à nos jours.
À titre de témoin oculaire, j’ai apprécié et perçu cette performance comme un franc succès. Il m’en reste un excellent souvenir. Je suis à la fois ami et mécène de son talent; à chacune de ses interventions, j’y reconnais la belle sincérité et la pertinence de son travail d’artiste.
Antoine Lajoie.
Québec 11 mai 2020